
Amis, qu’avons-nous entendu jusqu’ici ? Le premier épisode de cette série était relativement restreint, nous entraînant principalement dans les années 1960. Le second faisait feu de tout bois, s’étendant allègrement des années 1950 au XXIe siècle. Dans le premier, je disais que le champ des véritables renaissances musicales était relativement limité. C’était parler trop vite. Il est en réalité bien vaste, si vaste que pour le parcourir comme il mérite de l’être, il ne faudrait pas trois épisodes mais une bonne centaine. Au bas mot. Que ce modeste aperçu soit donc pour le lecteur une invitation à compléter la liste lui-même, et, comme l’auteur de ces lignes, à s’esbaudir de la faculté inouïe qu’ont certaines formes apparemment figées à renaître.
Tout le monde s’est essayé au Light My Fire des Doors : Shirley Bassey, José Feliciano, et même Julien Doré pour le concours télévisé de la Nouvelle Star. Il faut dire que cette chanson a tout pour plaire. Son évidence, la simplicité de sa mélodie, son allusion à peine voilée aux paradis artificiels, tout cela produisit des velléités de reprises plus ou moins bien inspirées. À mes yeux, la plus intéressante vient de Julie Driscoll. Accompagnée de Brian Auger & The Trinity, elle avait déjà, un an plus tôt, su porter This Wheel’s On Fire de Dylan aux sommets des classements anglais. On trouve sa version de Light My Fire sur son album Streetnoise.
Lena Horne n’a pas la voix d’une fille qui aime dormir seule. Même lorsqu’elle chante un meurtre, comme celui du Rocky Raccon des Beatles, elle le fait sensuellement. Ou alors dites tout de suite que c’est moi. En tout cas, quand j’ai envie d’écouter le White Album, j’écoute Lena Horne.
C’est l’histoire d’une femme qui implore sa rivale de ne pas lui voler son homme. Tragédie grecque ? Non, Country Music dans la splendeur étincelante de ses sentiments contradictoires. Cette création de Dolly Parton, les White Stripes l’ont sublimée, Jack White se couvrant audacieusement le visage du masque de la plaintive.
Cette renaissance-ci est d’autant plus belle qu’elle dépasse les questions de genre. À double titre : d’abord, les sonorités country originales d’Harlan Howard se muent en Rhythm & Blues, montrant – s’il en était besoin – la porosité de la frontière entre les deux écoles ; ensuite, on passe du elle (She Called Me Baby) au il dans la reprise de Candi Staton. Périlleux mais ô combien réussi.
Comment reprendre la symphonie de poche de Brian Wilson, Good Vibrations, et ne pas se casser le nez sur les écueils menaçant celui qui veut récréer un bijou sans les conseils du joaillier ? À l’image de l’Electric Piano Playground, il faut peut-être laisser la déférence de côté et tordre la pièce en tous sens, jouer avec son cœur pour voir s’il est aussi pur qu’on le prétend. Il semble qu’il le soit.
Elvis Presley se présente au Ed Sullivan Show – et par là même au grand public américain – le 9 septembre 1956 avec trois titres sous le bras : Hound Dog, Love Me Tender et Don’t Be Cruel. Ce dernier est une composition d’Otis Blackwell, l’immortel auteur de Fever et Great Balls Of Fire. Si la version d’Elvis penchait franchement du côté de la légèreté, celle de Billy Swan ralentit le tempo pour maintenir la chanson en équilibre sur le fil séparant le cri de douleur de l’hymne à l’amour.
La plus étourdissante pour la fin. Le morceau de tous les superlatifs, la merveille, le classique, le palimpseste musical à son apogée, celui qui a inspiré cette série d’articles. La seule reprise de Dylan qui ait fait dire au barde de Duluth : « Depuis qu’il est mort, je la joue à sa façon. C’est étrange, quand je la chante, j’ai l’impression de lui rendre hommage. » Seul Hendrix pouvait changer ceci en cela :
Tout était déjà en place dans la version originale de You Don’t Knock des Staple Singers. Alors qu’apporter à cette petite pièce apparemment parfaite, mélange harmonieux de gospel et de folk ? Une petite touche de folie électrifiée peut-être, comme ont su le faire les Detroit Cobras.
Si je vous dis Cry Me a River, vous me répondez ? Justin Timberquoi ? Non, tout faux. Julie London, bien sûr ! Son interprétation de 1953 est une de ces douceurs qu’on pense intouchables. Et puis voilà, un jour on découvre la reprise de Marie Knight. Le doute s’installe.
Love Me Or Leave Me est née en 1928, pour les besoins de la comédie musicale Whoopee! Si l’interprétation originale de Ruth Etting est aujourd’hui oubliée, c’est que la chanson est passée entre les mains de Billie Holiday d’une part, mais surtout de Nina Simone.
https://www.youtube.com/watch?v=GEQpipS_qfcAu rang des ritournelles en forme de cœurs brisés, la concurrence est féroce. S’il fallait en garder une, je choisirais Crazy de Willie Nelson. Il ne fallut pas longtemps au Red Headed Stranger pour s’en faire déposséder, Patsy Cline signant la version définitive de cette chanson un an seulement après la sienne.
https://www.youtube.com/watch?v=6QEDb3xzdecComme toujours, quand on le sait, ça paraît évident. Mais voilà, pour le savoir, il faut bien que quelqu’un nous le dise un jour. Alors voici : le grand succès des Trashmen, Surfin’ Bird, n’est pas une création originale. Les éboueurs de Minneapolis se sont en réalité (très) largement inspirés de deux titres des Rivingtons : Papa Oom Mow Mow et Bird’s The Word. Avec brio, certes.
Wanted Man fait partie de la liste de ces trésors inexplicablement laissés de côté par Bob Dylan durant sa carrière. À un niveau bien moindre que Blind Willie McTell, mais tout de même. Enregistrée durant les sessions de Nashville Skyline, en 1969, et co-créditée aux noms de Dylan et Johnny Cash, elle a été jouée par ce dernier durant son mémorable concert à la prison de San Quentin. En 1985, Nick Cave et ses mauvaises graines se l’appropriaient pour en faire cet objet inquiétant, fascinant, sinistre et dansant à la fois. Bref, un morceau de choix.
C’est encore grâce à Johnny Cash que j’ai découvert la chanson suivante. Publiée sur American IV : The Man Comes Around, dernier album paru du vivant de l’homme en noir, elle se nomme The First Time Ever I Saw Your Face. Peggy Seeger l’a créée en 1957, Robert Flack en a donné une version bouleversante de pudeur et d’intensité.
À suivre.
Il y a quelques temps, j’ai posté une chanson sur la page de mon émission de radio (pas d’utilisation prolongée sans avis médical, l’abus de poussière est dangereux pour la santé). Il s’agissait d’une reprise par Al Green de I want to hold your hand des Beatles.
Avec ce sens aigu de la formule qui caractérise (presque) toutes ses interventions, la douce Violence me faisait remarquer ceci : « quand j’ai envie d’écouter les Beatles, j’écoute Al Green. »
Il arrive en effet que certaines reprises parviennent non seulement à ne pas trahir le sens de la chanson originale (sans quoi il serait inutile de la reprendre), mais également à lui apporter une dimension supplémentaire, une facette plus ou moins soupçonnée que le talent seul de leurs auteurs pouvait révéler.
La reprise devient alors un palimpseste musical, soit la production de nouveauté à partir de l’ancien. Cependant, les reprises de cet ordre ne sont pas nombreuses. En voici quelques-unes.
Al Green pour commencer. Sur son deuxième album, le révérend transformait cette chaste composition en une vibrante explosion de joie et de désir sexuel qui ne demande qu’à s’épanouir.
96 tears est le grand succès de "? & the Mysterians", sorti en 1966 sur leur premier album éponyme. Un an plus tard, Big Maybelle donne à ce titre sa version définitive.
Donny Hathaway mériterait d’être reconnu comme une des voix majeures de la soul. J’en veux pour preuve son interprétation remarquable d’intensité de l’inoubliable mea-culpa de John Lennon, sortie sur son album Live en 1972.
Pas facile de départager les deux titres suivants. Suivant mon humeur, je préfère la version plus froide et rageuse des Pretty Things ou l’original débridé de J.J. Jackson. Je vous fais juges.
Titre fondateur du Rock and Roll sorti en 1951, le Sixty minute man de Billy Ward & The Dominoes évoque les prouesses sexuelles de son chanteur. Le rocambolesque Rufus Thomas en fait une inoubliable épopée incantatoire.
« La plupart du temps, je ne remarque même pas son absence/La plupart du temps, je ne pense pas à elle. » On voit clair dans le jeu narratif de Bob Dylan sur Most of the time. Il n’empêche que le procédé est brillamment construit et sa douce amertume particulièrement frappante dans la version de Sophie Zelmani.
En 1959, Phil Phillips enregistrait Sea of love, a priori sans y rien voir d’autre qu’une tendre requête d’affection. Et c’en était une bien belle en vérité. Trente ans plus tard, Tom Waits lui donnait une tournure bien plus sombre, l’élément liquide devenant dans sa version le lieu de tous les dangers. Pour notre plus grand plaisir, évidemment.
À suivre.« Dès lors que l’inattention cesse, (car nous vivons très distraitement), presque tout devient incroyable. Une seconde d’attention et on n’y comprend plus rien. C’est le fantastique de la réalité. » (Alexandre Vialatte)
Prends ma main, lecteur, et suis-moi dans la chambre des merveilles. Je te montrerai l’étendue insoupçonnée de ta curiosité, je te dirai le beau, le grand, le vrai et le faux, et rien ne t’importera moins que de les distinguer.
Tu seras d’abord attiré vers une étrange fourrure, que tu ne pourras te retenir de toucher. Tu le feras car « elle est plus douce qu’un chat », « non, qu’un manteau ! », comme le clameront dans les aigus les minuscules qui grouilleront éventuellement à tes pieds. Peu après, l’éventail des massues des mers du sud s’ouvrira devant tes yeux ravis, jouxtant harmonieusement six scies non-circulaires. Les microscopes se miniaturiseront, tu les trouveras à l’aide d’une loupe. Les fruits de mer parcourront les couleurs primaires et ton esprit affamé nourrira secrètement la tentation de la connaissance totale. Rassure-toi, ça ne durera pas. Chaque pièce te ramènera à cette exquise sensation d’ignorance qui est l’apanage de ceux qui ont vraiment soif de savoir.
Plus loin, des pierres de Toscane esquisseront allègrement des équipées maritimes et un poisson volant se grimera en tigre aquatique. Où est le truqué quand les plus beaux poissons se font félidés ? Tu croiseras ensuite l’oiseau de paradis, qui ne se pose jamais, et l’ornithorynque, dont l’existence même a longtemps été niée, lui qui ne ne rentrait dans aucune catégorie zoologique. Le perroquet, dans la chambre des merveilles, a contrarié la reine de cœur. Il s’est fait raccourcir et sa tête gominée aux mèches blondes peroxydées te toisera avec la majesté de ceux dont la prestance naturelle est aux couleurs de l’arc-en-ciel.
Ici, l’étrange et le falsifié se côtoient avec le plus grand naturel du monde. Rien d’étonnant à cela, ils sont si proches, irrémédiablement liés comme des maillons de fiction composant la grande chaîne de la réalité.
Alors n’hésite pas, lecteur, va frapper aux portes de l’utopie. Mais je t’en conjure, n’imite pas les consommateurs de culture qui t’entoureront, ceux qui ne sont pas là pour voir mais pour avoir vu (et pour n'en garder qu'une trace photographique). Pour te préserver d’eux, il te faudra, comme Alice au terrier, rentrer en toi-même pour apprécier l’extraordinaire qui se déploiera silencieusement face à toi. Lecteur, mon frère, sors du banc de poissons qui s’ébroue collectivement, trente secondes devant une vitrine et ciao, et invente-toi le rythme qui te convient. La connaissance est fille de l’émerveillement, qui ne se provoque pas mais s’accueille. Laisse-le venir à toi lentement. Prends le temps de prendre ton temps.
Et personne ne chante comme Bob Dylan que personne ne chante le blues comme Blind Willie McTell. C’était en 1983. Le plus vibrant des hommages rendus à McTell et certainement une des plus belles chansons de Bob. Ce qui n’est pas peu dire.
Dix ans plus tard, le vieux maître reprenait la « Delia » de Willie sur son album World Gone Wrong. Au rang des influencés notoires, on compte également Taj Mahal qui, en 1968, faisait entrer le « Statesboro Blues » dans l’ère électrique. Plus près de nous, les White Stripes ont ressuscité son « Southern Can Is Mine » en l’an 2000, trois ans avant que les Two Gallants s’approprient le « Dying Crapshooter’s Blues. »
Résumons-nous : il faut écouter Blind Willie McTell.
Marcus Garvey naît en 1887 à Saint Ann’s Bay, Jamaïque. L’île est anglaise depuis plus de deux siècles et le restera jusqu’en 1962.
Il s’engage très jeune dans des cercles anticolonialistes avant de parcourir l’Amérique centrale et l’Europe, où il se nourrit des théories du nationalisme noir et du panafricanisme de Booker T. Washington et Joseph Casely Hayford. Théories qu’il s’approprie en 1914 en fondant l’UNIA. Contrairement à sa concurrente la NAACP, plus élitiste, l’UNIA trouve son auditoire en s’adressant aux moins favorisés et en les invitant à renouer avec les sources mystiques de l’éthiopianisme du XVIIIe siècle. À ce titre, les revendications de Garvey font de l’UNIA un mouvement mondial. Dans sa « Déclaration des droits des peuples nègres du monde », il réclame notamment que l’Afrique soit rendue aux africains par le droit à l’autodétermination et au contrôle des institutions. Surveillé de près par le gouvernement des États-Unis, où il vivait, Garvey finit par être jugé dangereux. Il se fait arrêter et déporter en Jamaïque en 1925.
En 1930, Haïlé Sélassié est couronné empereur d’Éthiopie, le seul pays africain jamais colonisé. Il devient un véritable dieu vivant pour le mouvement rastafari naissant, et Garvey est vu comme un de ses prophètes, un visionnaire dont l’idée d’une religion africaine et d’un dieu de la même couleur que ceux qui le prient prend une réalité éclatante. C’est à une construction mentale plusieurs fois séculaire qu’il s’est attaqué en opérant une inversion révolutionnaire des couleurs, où le noir peut retrouver sa fierté dès lors que le blanc n’est plus celle du pouvoir et de dieu. Son combat fait de lui un précurseur de la Renaissance de Harlem et, plus tard, du mouvement des droits civiques.
Mais Marcus Garvey n’était pas qu’un activiste. Sous la robe austère du militant se cachait un poète fécond. « Le monde est un enfer », nous dit-il :
The World is Hell as man shows it; The creatures are of steel; To live is of superior wit, To fail is thus to feel. No smile is genuine my friend, It’s all a pleasing lie; Be ever ready to defend Or shape your mind to die. Ces mots ardents, le talentueux Leon Thomas les a mis en musique en 1973.On trouve cette chanson sur Blues And The Soulful Truth, album sorti en 1973 chez Flying Dutchman. On y entend du blues évidemment, mais aussi cet incomparable mélange de jazz, de percussions latines, de soul et de motifs orientaux qui en fait un objet unique. Et la reprise hypnotisante du Gypsy Queen de Gábor Szabó n’est pas pour rien dans cet émerveillement.
Leon Thomas accède à la reconnaissance en 1969, assurant la partie vocale sur The Creator Has A Master Plan, un des chefs-d’œuvre du saxophoniste Pharoah Sanders. Si plus de quarante ans après, les fruits de cette collaboration restent aussi sucrés et rafraîchissants qu’au premier jour, c’est peut-être qu’à l’instar de Marcus Garvey, Leon Thomas prônait l’immortel retour à l’Afrique. Retour politique et physique pour Marcus, retour musical pour Leon, mais retour tout de même.
Leon, ce n’est pas vraiment une voix unique, mais plutôt son utilisation exceptionnelle, qui se déploie sur les champs du possible avec une aisance déconcertante. Ainsi, au contact de Sanders, son travail se marque d’une forte empreinte spirituelle, d’un penchant vers le mystique qui lui fait développer ces techniques antédiluviennes de yodel, de scat et de ululement. Sa voix, il en parlait comme ça : « Les ancêtres m’ont donné une sorte d’articulation gutturale. Je l’appelle Soularfone, c’est une chose qui ne se travaille pas. Parfois je la cherche et elle n’arrive pas, c’est très étonnant. Les pygmées l’appellent Umbo Weti. Ma voix, ce n’est pas moi, c’est une voix ancienne. Cette personne que vous avez en face de vous est contrôlée par son ego, mais ma voix n’a pas d’ego. »
Il embrassa donc le Kosmigroov, ce retour syncrétique de la musique noire à son berceau, avec Sun Ra comme figure tutélaire, entouré des transcendances spatio-temporelles de Herbie Hancock, Miles Davis et bien sûr Pharoah Sanders. C’est d’ailleurs avec ce dernier qu’il enregistra une des ses dernières merveilles en 1983 sur l’album Shukuru, la délicate Sun Song.
Il faut écouter Leon Thomas.
Nous sommes le 30 décembre 1952. Montgomery, Alabama. Un chanteur doit aller donner un concert le 31 à Charleston, Virginie-Occidentale, puis un autre à Canton, Ohio. Plus de mille bornes rien que pour la première étape. Il opte pour la voiture et engage un chauffeur. Le chanteur s’appelle Hank, le chauffeur Carr.
Hank se cale à l’arrière de sa longue Cadillac bleue et se laisse bercer par le ronronnement du moteur et l’injection de morphine reçue juste avant de partir. Il est au sommet de sa carrière, mais sa santé n’a jamais été aussi précaire. Fragilisé depuis l’enfance par une malformation de la moelle épinière, il lutte depuis des années contre la douleur par l’alcool et la drogue.
Et depuis son divorce, il y a six mois, il lutte deux fois plus. Cette séparation l’a laissé sur la paille : ce concert du nouvel an, il en a besoin. Mais ils ont pris du retard. Alors le lendemain, inquiet de na pas arriver à temps, il laisse Carr et sa voiture à l’aéroport de Knoxville où il prend un avion pour Charleston. Quelques minutes après le décollage, l’appareil est forcé de revenir à son point de départ, les conditions météo sont trop mauvaises. Hank doit tirer un trait sur son récital du soir, il est coincé pour la nuit à Knoxville avec Carr.
Ils se rendent à l’hôtel Andrew Johnson, le plus beau de la ville, même s’il a déjà plus de vingt ans. En 1935, l’émission de radio de Lowell Blanchard était diffusée depuis le dernier étage. De jeunes musiciens prometteurs y passaient régulièrement, dont l’idole de jeunesse de Hank, Roy Acuff. Un an plus tard, Amelia Earhart passa une nuit à l’hôtel peu de temps avant de s’évanouir dans les airs. En 1943, c’est Rachmaninoff qui s’y arrêta au cours de sa tournée américaine. Il mourut trois mois plus tard. Hank est de plus en plus faible, il a besoin d’aide pour rejoindre sa chambre. On appelle le docteur du coin qui injecte une nouvelle dose de morphine au chanteur pour calmer ses convulsions.
Il s’endort.
Mais alors qu’ils avaient prévu de passer la nuit à Knoxville, ils la quittent peu avant minuit pour se rendre immédiatement au concert prévu le lendemain, à Canton. Hank est toujours inconscient. On le transporte dans sa voiture qui sort de la ville en passant devant le Tennessee Theatre, où la séance du film « Stop, you’re killing me » est sur le point de commencer.
En sortant du comté de Knox, ils échappent de peu à une collision avec une voiture de police. Le flic remarque le teint livide du type endormi sur la banquette arrière, mais Carr le rassure en invoquant les injections de morphine. Il s’en tire avec un avertissement et les deux hommes sont libres de poursuivre leur équipée. Ils roulent toute la nuit. Alors que l’aube approche, le chauffeur finit par s’inquiéter du silence de son passager. Il s’arrête au bord de la route et tâche de le réveiller, mais en vain. Sa peau est froide et son visage porte un masque crispé. Il l’emmène à l’hôpital de Oak Hill où sa mort est constatée.
Durant ses derniers jours, Hank ressemblait à un homme proche de la cinquantaine. Les journaux qui annoncèrent sa mort affirmèrent qu’elle le frappa à 37 ans. Mais il n’en avait que 29. Certains de ces journalistes s’émurent du fait que la foule réunie à Montgomery pour son enterrement comptait autant de noirs que de blancs. C’était le premier janvier 1953, la musique venait de perdre Hank Williams.
En entendant ses chansons, ne vous laissez pas avoir par les rythmes guillerets et les violons sautillants, la véritable country est noire, elle est noire comme le charbon. Elle chante les hommes et les femmes, leurs émotions et les problèmes qui les hantent : l’inconvénient d’être né, la boisson, le désespoir et les sommiers de fortune. Parce qu’en fin de compte, il vaut toujours mieux écouter des mots honnêtement tristes que d’autres faussement gais.
Hank Williams a refusé son destin, refusé de survivre à la douleur causée par ce corps qui l’encombrait. Il est parti sans préavis en nous laissant cette voix qui semble faite pour décrocher des croix. Psalmodions son nom béni, sa gloire et avec Leonard la solitude de sa tour d’ivoire. Il est mort seul et abandonné à l’arrière d’une longue Cadillac bleue.
Le règne de Hiram King Williams, dit « Hank », n’aura duré que six petites années. Le temps de changer irrémédiablement le cours de la musique américaine, avant de disparaître par une nuit sans étoiles.
C’était au siècle dernier, qui avait alors 53 ans. Déjà Elvis perçait sous Presley, mais le rock & roll n’existait pas encore officiellement, même si la fusion des genres qui l’a engendré était en marche depuis longtemps. Hank Williams, lui, fut peut-être la première incarnation de la rock star américaine qui vit vite, aime fort et meurt jeune. Si son langage était plutôt celui de la country, son destin et l’image qu’il a laissée l’ont fait accéder au rang de mythe musical national, à l’image d’un Robert Johnson dont il partageait l’amertume, le désespoir et la détermination. Ces deux-là, par leur mort précoce et leur génie musical, annoncèrent le fameux club des 27 qui se créa autour de Jimi et Janis avant d’accueillir récemment Amy.
L’influence de certaines des compositions de Williams sur les musiciens de blues, de pop, de gospel ou de rock & roll qui lui succédèrent, les fit sortir du genre country pour les imposer comme de véritables classiques du répertoire américain, et faire de leur auteur le « Shakespeare Hillbilly ». Car sous le chapeau de cow-boy se cachait un homme aux influences stylistiques multiples. Hank entra en musique par le gospel qu’il chantait à l’église où sa mère était organiste. Plus tard, c’est sous le pseudonyme de « Luke the Drifter » qu’il fit résonner cette veine de manière explicite, ou sous son nom propre dans un titre comme « I saw the light ». Son premier professeur de guitare fut Rufus « Tee Tot » Payne, un musicien de blues qui eut une influence déterminante sur son jeu. Ce lien qui l’unit au blues, on l’entend dans presque toutes ses compositions, où l’optimisme naît (parfois) d’un pessimisme digéré.
Enfin, Williams est probablement le premier à rencontrer un immense succès populaire dans la formule alors inédite de l’auteur-compositeur-interprète. Elle deviendrait un standard pendant le demi-siècle suivant sa disparition – notamment par la voix de Dylan, fervent admirateur de Williams –, mais c’est bien lui qui en a posé les bases. S’il prêtait parfois ses chansons à d’autres (le jeune Tony Bennett, par exemple, avant de devenir complètement Gaga, fit un tube de « Cold, cold heart » en 1951), c’est lui que la foule venait voir : en 1950, ses concerts réunissaient parfois plus de 10 000 personnes.
Finalement, c’est son corps qui finit par le trahir. Et son penchant pour la drogue et l’alcool qui l’acheva.
Tout part d’un slogan : « Be careful… The life you save may be your own. »
Dans le Free Lance Star du 6 juillet 1953, William J. Conway remonte à la source de cette formule fertile entrée dans le langage courant états-unien. Il en attribue la paternité à Robert S. Walstrom, manager d’une compagnie d’assurance qui, en 1931 et dans le cadre d’une opération promotionnelle, avait prévu de distribuer des autocollants incitant à la prudence à placer sur les compteurs de vitesse des voitures. Walstrom trouva son accroche en adaptant un slogan existant (« Sauvez la vie d’un enfant, roulez prudemment ») à l’égoïsme de ses contemporains, leur instinct de survie : « Soyez prudent, la vie que vous sauvez pourrait bien être la vôtre. »
Le succès de sa formule fut instantané et en 1947, elle devint la devise officielle de la sécurité routière américaine. Affichage, journaux, signaux routiers, émissions de radio et de télévision, elle se répandit un peu partout dans l’espace qui sépare New York de Los Angeles. Ancrée dans les esprits, elle pouvait désormais connaître la postérité en frappant aux portes de l’art.
Ça commença de façon détournée, par un bulletin paroissial qui, pour rameuter ses ouailles, proclama : « Venez à l’église : l’âme que vous sauverez pourrait bien être la vôtre. » Nous étions au début des années cinquante, le gospel était dans son âge d’or : de la religion à la musique, il n’y avait qu’un pas.
Les Pilgrim Travelers le franchirent en s’emparant du slogan dans un petit numéro harmonique absolument charmant. Peu de temps après, en 1955, l’écrivaine Flannery O’Connor le reprit comme titre d’une des nouvelles de son recueil « Les Braves Gens ne courent pas les rues ».
Retour à la chanson en 1966 par la voix irréfutable de Joe Tex, qui changea cette vie sauvée en amour préservé dans un morceau bouleversant : The love you save. Joe aimait autant la country que le gospel. Il mélangea ces deux éléments pour créer une forme de soul sudiste bien à lui. Avide de vérité vocale, la légende dit qu’il se préparait pour ses concerts en hurlant de toutes ses forces, arguant qu’une fois devenue rauque, sa voix devenait plus pure, plus authentique.
Cette histoire nous amène à la reprise de la chanson de Joe Tex par la tourneboulante Jolie Holland sur son album Wine Dark Sea, sorti l’année dernière. Ces deux-là étaient faits pour se rencontrer.
La vérité que cherchait Tex dans ses interprétations est au cœur du processus créatif de l’ancienne membre des Be Good Tanyas, qui vole depuis une dizaine d’année de ses propres ailes. Vérité qui n’est pas à chercher dans l’aspect autobiographique de ses chansons, mais plutôt dans l’intégrité qu’elle met à les composer et à les jouer. Il ne suffit pas d’afficher le panneau « Tiré d’une histoire vraie » avant la séance pour que le spectacle ait l’air authentique.
Holland ne le sait que trop, elle qui est issue d’un bouillon musical appelé (faute de mieux) "americana" – composé de blues, de folk, de country ou encore de jazz – dont certains avatars modernes, chemises à carreaux et barbes de bûcherons de rigueur, ont ôté la saveur et, pire, trahi le sens en cantonnant ce répertoire au rayon de la nostalgie. Jolie Holland, au contraire, est de celles et ceux qui lui font honneur en cherchant constamment à le réinventer en le passant au filtre de leur personnalité et de leurs émotions.
Son dernier album est le meilleur exemple de cette noble aspiration. Il fait feu de tout bois, gorgeant son Rock & Roll de country, de fulgurances de blues, d’embardées de guitares en fusion et même de soul comme sur The love you save. Et c’est la voix de Jolie Holland qui tient le tout sous sa coupe, cette voix unique et inoubliable qui est un instrument en soi. Elle se fait tantôt combattive, tantôt plaintive, étirant parfois les syllabes avec délice, comme pour mieux dénicher leur sens caché et en soustraire la substantifique moelle.
Les visions qui en ressortent, tout en évoquant la perte, la solitude, le chagrin et ce cœur qu’il s’agit parfois d’épargner, en sont alors parcourues d’une intense lumière et d’une joie profonde qui font de Wine Dark Sea un disque marquant.
Il faut écouter Jolie Holland.
« Il n’y a pas de mots déprimants, il n’y a que des esprits déprimés. » (Bob Dylan)
Certaines chansons paraissent avoir été écrites dans le couloir de la mort. Dans le cas de Nothin’, le juge et le condamné se confondaient sous le nom de Townes Van Zandt.
C’est l’histoire d’un chanteur de folk, de country et de blues célébré par ses pairs et oublié du grand public. Il faut dire que ses chansons d’outre-tombe n’ont jamais été du goût de tout le monde : trop sombres, trop désespérées, bref trop difficiles d’accès. Alors jusqu’à sa mort, son succès sera d’estime. À bien y regarder, sa trajectoire est celle d’un damné à la fois affligé et amusé par son propre destin, d’un Sisyphe qui aurait eu la clairvoyance et l’élégance de rire de son rocher en le couvrant au fil du temps de toutes les teintes de noir qui lui tombaient sous la main.
Ainsi, alors qu’il était en pleine forme – du moins autant que lui pouvait l’être –, il nomma un de ses meilleurs albums le génial et regretté Townes Van Zandt (1972). Voilà donc un homme qui, à l’apogée créative de sa carrière, semble ne rien trouver de mieux à faire que de jouer avec l’idée de sa propre mort. Mais Townes Van Zandt ne jouait pas. Il n’a d’ailleurs jamais parlé d’autre chose que de lui dans ses chansons, dans lesquelles il se livre tout entier, n’hésitant pas à plonger dans le vertigineux maelström de ses émotions.
Au risque d’y laisser toutes ses forces d’abord, mais aussi d’abasourdir ses auditeurs, de les laisser pantelants après le choc existentiel que peuvent causer ses jolis poèmes funestes. Figure obscure admirée de musiciens prospères et reconnus (Bob Dylan, Willie Nelson, Merle Haggard), son destin est une farce. Il l’envisageait donc avec la distance ironique qui convient, aussi pessimiste soit-elle. Vision qui ne le quittait pas quand il contait ses relations avec les femmes, comme dans Nothin’.
L’écoute de ce titre n’est pas de tout repos. Verres à moitié pleins, pelouses plus vertes ailleurs, lendemains qui chantent, rien de tout cela n’existe ici. Nous sommes là où il ne faut jamais rien prévoir, puisque la fin de monde est pour tout à l’heure. Mais pas de sermon pour autant : Van Zandt égrène patiemment ses mots, avec le calme et la sérénité de celui qui n’a pas l’impression d’apprendre quoi que ce soit à son interlocuteur.
Ça commence comme ça : « Chérie, quand tu partiras… » La conjonction est capitale. Il nous dit « quand », et pas « si » : l’hypothèse d’un heureux dénouement est simplement balayée dès le premier vers. Il savait que ça finirait, puisque tout finit ; avant même de la rencontrer, il savait qu’elle partirait. Tel est l’ordre des choses : la lutte ne s’arrête jamais et la mort vaincra.
On encaisse ces idées lugubres et incroyablement brutales comme on peut. Par exemple en admirant la beauté noire du texte, sa simplicité, sa concision et par conséquent sa précision abrasive dans le choix des mots. On met alors bien volontiers un C majuscule à la Chute du morceau :
Tristesse et solitude, voilà ce qu’il faut chérir Les deux seuls mots qui méritent le souvenir
Cela dit, le tableau n’est pas si sombre. Car pour mettre encore mieux en relief cette catastrophe qu’est la vie (et aussi pour rigoler un peu), Van Zandt ponctuait ses concerts de blagues désopilantes :
C’est un mec bourré qui marche dans la rue, il tombe sur un flic et il lui dit : « Putain, on vient de me voler ma voiture ! » Le flic demande : « où était-elle garée ? » Le mec répond : « bah au bout de ma clé. » Le flic dit : « ah oui je vois, vous devriez aller au commissariat et faire une déclaration. On vous donnera tous les papiers nécessaires. » Le mec opine et se met en route, mais le flic le rattrape : « avant d’y aller vous devriez quand même remonter votre braguette. » Alors le mec regarde son entrejambe et répond : « et merde, ils m’ont aussi volé ma copine ! »
Ou encore :
Deux types passablement soûls sont en train de se disputer devant un bar. Ils s’opposent quant à la nature de l’objet qui brille si fort dans le ciel. L’un soutient que c’est la lune, l’autre le soleil. Alors un troisième sort du bar et ils lui demandent de les départager : « Dis-nous mec, c’est le soleil ou la lune ça ? » L’autre répond : « Ah j’en sais rien moi, je suis pas du quartier. »
Il faut écouter Townes Van Zandt. Pour ses blagues évidemment, mais aussi pour ses chansons.