Épisode 2 : La boule à facette

Épisode 2 : La boule à facette

Episode 2
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Je ne suis plus là pour personne

Le Covid l’a réduite à néant. Quel pied ! Elle profite de ce temps pour redevenir la flaque qu’elle était à l’adolescence, et par effet miroir, réalise à quel point son quotidien la tyrannise.

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Je ne suis plus là pour personne

Episode Transcript:

J’ai 37 ans, et... je me demande si ma vie est pas un peu faisandée ? A quel moment on comprend que sa vie est faisandée ? Des éléments qui se détachent du décor, des citations en exergue de sa propre existence. Pas des choses qui font sursauter. Juste des aplats de phrases étranges. Voilà exactement ce qu’elle s’est répétée à voix haute des dizaines de fois quand elle a su qu’elle était positive au Covid. C’était délirant, elle battait littéralement des mains dans son lit, jouasse et extatique, fière de sa trouvaille : « ha ha, là pour personne ». Elle était envahie par un sentiment de bien-être comme elle n’avait pas ressenti depuis longtemps : la joie pleine et honnête de s’absenter de sa propre vie. Elle se fondait dans les journées aux extraits d’enfance, du temps où le soleil s’imprimait sur la tapisserie, où les loukoums collaient aux coussins. Le Covid c’est elle quand elle était libre. Sans téléphone greffé, clients affolés, couches sales, soupes périmées. C’est un café à 11h du matin comme premier signe de vie, bipbip du chill, claironnant à la face du monde des actifs qu’on est devenu pyjama gonflable. Même s’il n’a pas de goût, la chaleur et la quiétude du café de 11h sous Covid, c’est la réminiscence du temps de la flânerie. Le Covid la ressuscite. Bannie et sauvée en même temps. Ses seules préoccupations sont : est-ce qu’elle doit changer de culotte avant la pleine lune ? Combien de fois peut-elle réchauffer la même pizza ? L’animal qu’elle est devenue répond aux besoins vitaux organiques situés en bas de la pyramide de Maslow : s’alimenter, s’abreuver, rire dans sa bave. Elle prend un bain. L’eau du bain ne bouge pas. Son fils ne fait pas jour/nuit, jour/ nuit avec l’interrupteur, il ne met pas de mousse dans ses yeux, il ne renverse pas son café dans l’eau, il n’hurle pas les devises des Pyjamasques. Elle n’a mal à aucune partie du corps. Elle est une peau flasque, lâchée sur le sol d’une salle de bain bien chauffée. J’ai 37 ans, et je suis « mère célibataire ». L’expression « mère célibataire » évoque chez moi du romanesque. J’imagine une femme puissante et musclée sur le balcon d’un HLM traversé d’un immense tronc d’arbre féérique, tenant fermement sous un bras un nourrisson emmailloté, sous l’autre une boule à facettes scintillante. Pour ne pas ajouter à l’échec d’une vie sentimentale, celui d’une vie tout court, ces derniers mois, je me suis transformée en tétris du jambon-kiri. Je fais tout à cent à l’heure, sur le fil du rasoir. L’âme dans le tiroir. Maintenant que mon couple s’est taillé avec mon placenta, le moindre caillou peut faire exploser la roue. Et curieusement, c’est là que s’invitent le maximum de situations bizarres. Comme ce rendez-vous demain matin pour parler avec le père de mon fils du fait que j’ai bloqué sa mère sur Instagram. Un canevas de vie, ça se noue plus vite que ça ne se dénoue : un ex-compagnon atomisé avec qui élever un enfant que tu ne vois pas grandir, un prêt qui stagne, une carrière qui stagne, des parents vieillissants, des amis préoccupés. « Elle doit compenser avec un pouvoir d’achat d’enfoiré », pensent les jeunes spécimens... Mais la maternité à trente sept au temps du macronisme, c’est jamais que des restes de coquillettes au-dessus d’un évier. Je me demande à quel âge on « prend de l’âge » ? Quand est-ce que la bascule opère ? J’ai l’impression que ce sont des instants qui impriment sur nous la fabrique du temps, qu’on peut vieillir en posant une tasse. L’âge nous retire sournoisement de petits suppléments : un supplément de souplesse à la 20ème minute d’un cours de danse, hop, disparu à jamais. Un supplément de gêne qui s’évapore chez cet ami qui reconnaît bien volontiers « puer de la gueule ». Sa copine lui dit : « tu sens le placard de la bouche », et lui répond, placide, devant ses amis : « oui, je sais ». Il fut un temps où il aurait défendu son haleine corps et âme, brandie l’excuse du plat chinois ! Va-t-on tout lâcher ? Va-t-on finir par se vêtir de nos odeurs de placard ? Se dépecer de nos vanités jusqu’à l’os ? Où sont passés le panache, le grandiose, l’énergie extra-terrestre qui pousse à sortir en vrac, à marcher sans but dans la rue ? Les clignotements de la bascule, on apprend à les reconnaître : un shot en moins, un casque de vélo en plus, un oeil sur ses cotisations. Y’en a qui disent que c’est reposant de ne plus clignoter. Je les comprends, depuis que je suis une peau flasque. Dévisser, se libérer de l’impératif de jeunesse... Alors on devient les punks que sont devenus nos parents, qui n’ont plus aucun filtre social, qui disent littéralement tout ce qui leur passe par la tête, grains de beauté poireaux et dents contaminées dehors, versets complotistes en mains.

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Anna Rios-Bordes

Directrice éditoriale

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