Épisode 3 : L’agenda de papa

Épisode 3 : L’agenda de papa

Episode 3
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C’est quoi mon montant à déclarer déjà ?

Elle remplit en ligne la déclaration d’impôts de son père et se demande comment rajouter son ex-belle-mère sur Insta.

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C’est quoi mon montant à déclarer déjà ?

Episode Transcript:

J’ai 37 ans, et... je me demande si ma vie est pas un peu faisandée ? A quel moment on comprend que sa vie est faisandée ? Des éléments qui se détachent du décor, des citations en exergue de sa propre existence. Pas des choses qui font sursauter. Juste des aplats de phrases étranges. Cette phrase, elle fait partie de mes phrases depuis... 2018 je dirais. Depuis que je gère la paperasse de mon père. Déclarations d’impôts, virements bancaires, dossiers de sécu et retraite. Au début, c’était un simple coup de main pour dépanner, parce qu’il s’installait à l’étranger. Après, c’est devenu un rendez-vous un peu pénible à renfort de textos et d’appels en absence, à cause du décalage horaire. Mon père vit sur une île qui vend des cornichons à 8 euros dans des supérettes qui ferment à 16h, à 11000 km de chez moi. Mon père qui n’aime ni le soleil ni la plage, vit sur une lagune. Les papas et le numérique, c’est toute une histoire. Le miens réajuste dix fois ses lunettes de pharmacie pour trouver le bon lien Google, sur lequel il clique avec un index raide, tout en notant des codes sur un calendrier papier. Cette plongée dans sa déconnexion du monde moderne, me fait penser à ma propre déprogrammation. Aux usages de Snapchat et Tik Tok, qui déjà me lassent. C’est le langage, surtout, qui se fossilise. Avant, ma vibe orale était fluide, se mélangeaient aux autres vivants. Les expressions se renouvelaient : « fraîche », « psartek », « balek », c’était facile, induit, les néologismes d’une génération sortaient de ma bouche en jets. Et puis un jour, on ne sait pas pourquoi, le cerveau ne veut plus se laisser malaxer par l’argo. Redis-moi ce que ça veut dire « seum » ? Mais employer « sang » pour dire « vie », c’est un pléonasme ? Parler à mes parents au téléphone génère chez moi une tension. Je dois élever la voix et avoir à l’esprit d’envoyer le son dans les petits trous du combiné. Je n’arrive pas à déterminer si c’est parce qu’ils n’écoutent pas, ou c’est qu’ils n’entendent pas. Je sait exactement à l’avance ce qu’ils vont dire. Son père va forcément lui faire des blagues. Pour oublier de parler de l’essentiel. Il va lui dire « ça m’est pas venu à l’idée, comme dirait Johnny, Johnny Hallyday. Il ne va pas lui dire « est-ce que tu es malheureuse » ? Il va lui dire « Allons-y deux par deux, comme dirait Gérard, Gérard Depardieu ». Il ne va pas lui dire « qui aimes- tu ? ». Il va glousser tout seul, en remballant ses yeux ronds d’amoureux fatigué, vers sa grotte de papa inquiet. Sa mère va l’enchaîner direct, avec la fougue programmative des partisans de l’angoisse. Pas de « bonjour, comment ça va », juste « écoute-moi bien ». Même quand c’est elle qui appelle sa mère, avec quelque chose de précis à lui dire, celle- ci décroche et... « écoute-moi bien », puis ta ta ta ta, la guerre des tranchées version Toulouse Matabiau. Ca s’est accentué depuis qu’elle a un enfant. Résultat, elle ne peut pas parler à sa mère. Sa belle-mère, c’est autre chose. Elles ne se sont jamais appelées, mais curieusement, elle l’a ajoutée sur Instagram le lendemain de la séparation d’avec son fils. Dans la panique, elle l’a acceptée. Puis sa belle-mère a épluché toutes mes Stories. Elle a cherché comment bloquer quelqu’un sans qu’il ne le sache. Lundi soir elle recevait un texto de son fils : « t’as bloqué ma mère ? ». Il est devant elle son fils, avec son masque qui décolle ses oreilles. Il a une goute qui perle sur le front, à cause du café trop serré, et d’elle sans doute qui lui serre aussi sa gorge. Il est grand quand il est triste. Il doit être beau, il a dû être beau, elle ne sait plus. Dans le brouillard de leur malheur, elle ne reconnait pas son visage. Sa tête est comme un caillou lisse, posé sur un tronc. C’était aussi absurde que peu stratégique de bloquer sa mère : si elle n’avait rien à cacher, elle venait de leur donner la preuve du contraire. Elle lui demande : « du coup, je fais quoi, je la réinvite ? » J’ai 37 ans, je travaille dans les médias, et je ne sais pas quoi poster sur mes réseaux. Quel pont faire entre les citations de Sylvain Tesson et un sprint de poussins gris ? J’écoute Kanye West, mais cela ne figure nul part. Je porte les mêmes Fila que lorsque j’ai mis mon premier tampon sur « Dieu m’a donné la foi ». De cela, il y a peut-être une trace quelque part. Physiquement, je change sans changer, ce sont de menus détails. Je me rase les jambes deux fois moins souvent, mes hanches sont légèrement plus basses. J’applique du Ricil sur les racines, uniquement à droite au-dessus du front, comme Cruella si elle n’avait pas été si féministe. La résistance au temps des gens connus me réconforte. Fruit d’une farandole d’injections, leur conservation me sert d’étalon : « ça va, ils se maintiennent ». Elles sont devant les actrices, à prendre le vent des jugements. Je me surprends à éviter du regard les vedettes plus jeunes que moi, elles sortent de mon champ de compréhension. Chiara Mastroiani va fêter ses cinquante ans. Chiara aura toujours quarante ans. Voulez-vous bien laisser Chiara tranquille ?? Curieusement, mon ventre est moins mou, alors que j’ai eu un enfant. Mes seins se sont relevés vers la pointe. Je me demande si mon périnée a fait des progrès en élasticité.

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Anna Rios-Bordes

Directrice éditoriale

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