T’es plus vieille que mamie maman ?
Elle se rappelle d’une phrase d’un des films de Woody Allen qui dit que l’apogée de la beauté de la femme c’est 37 ans.
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Episode Transcript:
J’ai 37 ans, et... je me demande si ma vie est pas un peu faisandée ?
A quel moment on comprend que sa vie est faisandée ? Des éléments qui se détachent du décor, des citations en exergue de sa propre existence. Pas des choses qui font sursauter. Juste des aplats de phrases étranges.
Quand j’étais petite, j’aimais Woody Allen. J’avais vu tous ses films, je connaissais les répliques par coeur, ça faisait intello et puis surtout, ça parlait d’amour. Je voulais être Meryl Streep, Diane Keaton, Mia Farrow, je voulais bouger comme elles, respirer comme elles, les aspirer dans mon cortex mémoriel.
C’était l’époque où on aimait Woody Allen.
Je me rappelle que dans un de ses films, Anna et ses soeurs je crois, un personnage dit que l’apogée de la beauté de la femme, c’est 37 ans. Je ne questionnais pas l’absurdité de ce verdict, je me disais juste, waaa, c’est génial, il me reste grave de temps.
Hier, j’ai fêté mes 37 ans. L’apogée donc et le déclin. L’âge auquel ma mère a accouché de moi. Celui que Lady Di n’aura pas, Marylin Monroe non plus. Celui qui congèle les ovocytes des femmes européennes.
J’ai remarqué que quand une «femme-femme» se fait draguer, elle semble distraite, son attention se porte ailleurs : sur la marque du vin peut-être, le temps qu’elle mettrait pour sauter dans un train ? La redondance a usé le trépident.
Quand une « femme-femme » pleure dans la rue, au téléphone, ou assise à une terrasse, je me dis qu’elle vient d’apprendre la mort d’un proche. Que la nouvelle est grave, signifiante du point de vue de la douleur. Comme si les larmes dérisoires, celles qu’on n’explique pas, les larmes d’humeur, de découragement passager, les larmes de se sentir vivant, les larmes nonchalantes, capricieuses, irrésolues, étaient réservées à la jeunesse.
Où s’en vont les femmes après 37 ans ?
Je suis plus vieille que Lady Di. Je ne suis plus une fille. Je ne me sens pas femme. Je suis quoi ? Une vieille jeune fille ?
Ma mère m’a mis très tôt dans les mains le Deuxième sexe et d’autres ouvrages qui contestaient fermement le patriarcat et toute cette chienlit de sexe dominant. Malgré cela, j’ai toujours voulu exister en séduisant les hommes.
En plus de développer la peur panique de ne plus pouvoir séduire en vieillissant, je me suis retrouvée coincée entre deux injonctions paradoxales : aimer fort et aimer longtemps. J’ai jamais su profiter des histoires d’amour.
Alors que je pourrais désormais me passer des mythes, il s’agirait de se passer de compagnon tout court, ou d’être poly-amoureuse. Je suis en retard dès qu’il s’agit de déconstruire quelque chose. J’ai convoqué pendant vingt ans des décloisonnements qui maintenant me dépassent, et suis minuscule par rapport aux enjeux de notre époque.
Au milieu de tout cet émiettement, j’ai fabriqué un être humain. Un être en entier. Avec des cheveux, des mains, deux pieds, dix doigts.
J’ai 37 ans et un fils de trois ans.
Il est blond, délié, il a une tête de yaourt grec qui fait battre mon coeur au-delà du thorax.
Quand il me réclame, avec ce hurlement si particulier, je le suis mécaniquement dans sa chambre. Il me recouvre de ses jouets et je reste allongée par terre un moment, objet inerte de tapis à girafes. Incapable de prononcer un « non ».
Il me questionne sur tout, principalement sur la mort. Dans ses projections je meurs dans des conditions pathétiques. Il ne dit pas mourir d’ailleurs, il dit « se casser ». « Toi maman, tu vas te casser en tombant de la brouette ».
Il n’arrive pas à déterminer si je suis plus vieille que ma mère. Et ça, ça me fascine. J’essaie de me mettre à sa place, d’envisager les représentations qu’il peut se faire de l’âge, à l’âge qu’il a : la peau fripée d’une mandarine, vieux, le conducteur de moto, vieux. Il a une cartographie explicative du monde faîte d’un demi-océan et d’un demi-continent.
Il a trouvé un cadavre d’oiseau dans la cour l’autre jour, nous l’avons installé dans une boîte à chaussures avec un grain de riz et une mini casquette de super-héros. On attend que l’oiseau ressuscite.
Avant hier, fiévreuse et covideuse, je suis allée chercher l’oiseau, et je l’ai soupesé un peu, comme ça, dans ma main. Je crois même que je l’ai reniflé. Je fais pas mal de gestes étranges depuis que je suis maman.
Il doit y avoir un nom pour cet état où tu cherches les contours de ta forme.
Parfois elle regarde son enfant et se sent transpercée par lui. Elle se dit qu’il est sa faille, qu’elle est la sienne. Que le poids écrasant de la maternité l’a fait passer de l’autre côté de la croute terrestre.
Elle ne peut pas lui dire que l’oiseau ne va pas rescussiter. Dans le fond, elle n’a pas compris pourquoi il ne reviendrait pas.
Elle a un peu plus de trente ans d’écart avec son fils, pareil avec son père. Elle est le point équidistant entre eux deux. L’un vient de naître, l’autre va mourir. L’un se ride au rythme où l’autre se déride.
Le point au milieu du diamètre, celui entre les deux rayons, c’est le point le plus solide, ou le point le plus fragile ?
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Anna Rios-Bordes
Directrice éditoriale