Épisode 6 : Les gants d’enfant

Épisode 6 : Les gants d’enfant

Episode 6
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Pensez à bien mettre le fil entre les deux gants

Elle se fait reprendre par maîtresse Sophie qui est très pointilleuse quant à l’attache des gants de son fils, et plus généralement à l’habillement des enfants. 

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Pensez à bien mettre le fil entre les deux gants

Episode Transcript:

J’ai 37 ans, et... je me demande si ma vie est pas un peu faisandée ? A quel moment on comprend que sa vie est faisandée ? Des éléments qui se détachent du décor, des citations en exergue de sa propre existence. Pas des choses qui font sursauter. Juste des aplats de phrases étranges. Sophie-la-maîtresse, quand elle s’adresse à moi, j’ai une petite goutte d’urine qui s’échappe le long de ma jambe. J’essaie de la visualiser en Sophie-la-girafe. Elle a 33 ans, on lui en donne 52. Elle a quatre enfants, qu’elle aligne parfaitement dans la caisse de son triporteur électrique. Même mon fils a capté l’étrangeté du phénomène : souvent avant de dormir, il demande : elle a combien d’enfants maîtresse ? Depuis la rentrée, elle m’a corrigée quatre fois. Ce midi, je suis arrivée avec quelques minutes de retard. Elle dit, avec ce petit ton passif-agressif de femme qui aime les agrafeuses : « tu diras bien à Maman d’arriver à l’heure la prochaine fois ». J’étais fière d’avoir trouvé dans le chaos de nos vies, une paire de gants accordée. Sophie-la-maîtresse ajoute : « et à biien mettre un fil entre les deux gants ». En fait Sophie est montée en un mois, tout en haut de la pyramide des gens redoutés. Au-dessus de l’URSSAF et du gynécologue. Je croyais que passé les 3 ans de l’enfant, la culpabilité pouvait s’arrêter, qu’on nous foutait la paix avec l’injonction d’être parfaite. Je ne serai pas la mère que je pensais être. Je ne serai pas celle des gants attachés, des soirs cacao, des parcs à tout va. Je ne serai pas les goûters d’Halloween, l’écran total avant de quitter la maison, le set de tupperwares Winnie l’ourson. Je ne saurai jamais si j’ai fait un « post-partum », mon épuisement n’ayant pas été qualifié. La linguistique des états de la jeune mère est carrément un no man’s land. Seule ma généraliste un jour m’a dit : « Il n’y a pas de baby blues, il n’y a que des femmes exténuées ». Elle aurait pu le dire avec une cigarette collée à la lèvre du bas, et aurait circulé un sous-texte au niveau de sa poitrine : dont’ ask. Ce soir je vais chez William, un pote divorcé, pour fêter la dilution du PACS. C’est un clan sympa le clan des divorcés. On se file des conseils sous la table. La garde alternée : « tu changes les mercredis, tu fais 3 jours, puis 4, et après t’échanges encore, comme ça t’as un week-end sur deux pour toi, pas con hein ? ». Je les imagine tous pendant leurs semaines A bien mis, bien shampouinés. Un babar, un berlingot et au lit. Et les semaines B, comme moi, la connerie vissée au collier, la langue pendante et les yeux injectés de sang devant Tinder. La schizophrénie des 37 du XXIème siècle a de belles années devant elle. Un sujet revient régulièrement sur les boucles WhatsApp des 37 : le botox, c’est pour quand ? Le débat porte sur : la peau s’habitue-t-elle aux injections, et dans ce cas là il faut commencer le plus tard possible pour maximiser sur les effets, ou la peau ne s’habitue-t-elle pas aux injections, et dans ce cas, il faut commencer maintenant et gérer la transition : ne pas avoir l’air plus jeune dans cinq ans que maintenant. Les gens de mon âge m’ennuient. Pas que les maitresses d’école. Sur les profiles des sites de rencontre, les énumérations me plongent dans le noir : « l’humour, les randos, le partage, les BD, le cyclisme, le veganisme, le respect, le bricolage... et le reste on improvisera ». C’est quoi le reste ? Du vin et du fromage, avec des masques de DSK ? Ce qui me fascine avec le statut de femme de presque quarante ans, c’est cette confiance que les gens t’accordent automatiquement. Peut-être que ce n’est pas une histoire de confiance, peut-être qu’on est passé, irrévocablement, du côté des insignifiants. Il n'y aura pas de retour en arrière. Aucune grand-mère ne nous attrapera plus les joues en faisant remarquer quelles mignonne tête on a. Dans dix ans à peine, on mettra des plombs noirs sur mes caries, au lieu de plombs blancs. A quoi bon faire briller une machine enrayée ? Je suis toujours la même. J'ai toujours envie de pousser celui qui s'approche trop près de la piscine, de conter les hauts faits de l'aérophagie en gîte. C’est dangereux presque d’être laissée sans surveillance. Il y a une chose inestimable qui vient avec les 37, c’est la sensation du fragile. Une sensation évanescente mais latérale, qui rend solide et friable, qui fait dire à Noël par exemple, en balayant la table des yeux : « tiens, on est tous encore là ». Elle pense à son fils qui passera le portail demain à 16h40 avec son sac trop grand sur les épaules, en laissant derrière lui la détresse haletante de toutes les maîtresses, et en rejoignant sa mère qui n’a pas bien compris encore qu’elle était mère. Elle pense à ses deux bras, ses deux pieds, ses dizaines de bouches. Elle pense à sa tête de piaf, de pomme, sa jambe de banane. Elle devine déjà dans sa chevelure blonde les bêtises de demain. Elle pense à cette idée de deuxième enfant qui a germé la nuit dernière, à l’heure où le chauffage faisait craquer le parquet et où le chat remuait la queue sur le journal de la veille. Elle se dit mais quel bordel d’être en vie. De chercher sa vie tout le temps, partout, avec tout le monde. Alors qu’elle est peut-être déjà là sa vie, à transpercer le réel.

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Anna Rios-Bordes

Directrice éditoriale

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