T’aurais pas vu l’encyclopédie des pins de Méditerranée ?
Elle a rendez-vous chez le notaire pour solder la séparation patrimoniale, et se demande ardemment quand rendre à son ex conjoint son encyclopédie des pins de Méditerranée.
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Episode Transcript:
J’ai 37 ans, et... je me demande si ma vie est pas un peu faisandée ?
A quel moment on comprend que sa vie est faisandée ? Des éléments qui se détachent du décor, des citations en exergue de sa propre existence. Pas des choses qui font sursauter. Juste des aplats de phrases étranges.
Ceci est une préoccupation de bibliothécaire que je ne pensais pas avoir un jour.
Quand nous nous sommes quittés avec le père de mon enfant, la liste des choses à faire s’est enrichie de tous les synonymes du mot « séparer » : « diluer » le Pacs, « désolidariser » le prêt, « dissocier » les intérêts, « rompre » les contrats d’assurance, « sortir » l’un des deux associés de la SCI... J’étais sémantiquement coupée en deux.
Il a repris son ancien appartement que j’avais décoré à l’époque et, ironiquement, il s’est retrouvé dans mes meubles et moi dans les siens. Nous étions un peu paralysés et se rendre les objets n’était pas une priorité. Mais au fur et à mesure, il me glissait des trucs dans les affaires du petit. Un soir, à la surface d’un sac plastique, au-dessus des mandarines : mon reste de parfum Givenchy.
Je passe tous les jours dans ma chambre devant son Encyclopédie des pins de Méditerranée. Je sais qu’elle appartenait à son père décédé, je voudrais lui rendre mais c’est solennel, ça déclencherait la redoutée conversation sur le sèche-linge et le lit en bois massif.
Aujourd’hui, on a rendez-vous chez notre notaire, maître Babine, à Tassin. Et je ne sais pas pourquoi, mais j’ai pris l’Encyclopédie. Quand Babine me voit poser le colossal ouvrage sur son bureau, il ne rien dit. Mais il le scrute longtemps. Est-ce que son oeil se repose là, par hasard, ou est-ce que l’homme de droit a tout compris ?
Babine évalue la valeur nette du bien, retranche des pourcentages. Nous ne parlons pas nous les fautifs du coeur, nous sommes au coin, quelqu’un de plus
grand se charge de soupeser les effets de la punition.
Quand nous levons, le père de mon enfant se saisit doucement de l’Encyclopédie. Sans un mot. Et moi, alors que le silence pèse bien le poids de tous les pins de Méditerranée, que ça sent le purgatoire pour chats ce vieux bureau de notaire, j’ai envie de l’embrasser. De me saisir de sa tête de clown amoché et d’essuyer toute sa tristesse avec ma langue.
Je me contente de pleurer dans la voiture sur Karen Cheryl.
Au téléphone, Max me questionne sur la maternité. Pour une fois, quelqu’un demande, et pour une fois, je vais dire ce qui est au fond de moi : être mère c’est régresser et progresser, dans un temps prodigieusement compressé.
C’est penser que tout le monde est gentil, méchant, c’est être poussée avec des émotions d’enfant dans le monde de Nietzsche. Une pub de yaourt enrayée, dans un clip de Metallica...
Ce soir, ma mère va me faire remarquer comme le père de mon enfant s’occupe bien de notre fils, malgré son célibat, et comme il pense bien à l’emmener à l’école... Personne ne me dit que je m’occupe bien de lui.
Les pères « modernes » sont portés, dans leur exercice contraignant de parent, par des millions de petites mains invisibles qui les valorisent et les encouragent. Et quand ils disent que ça ne fait pas toute la différence, j’ai envie de les boxer avec un million de petites mains invisibles.
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Anna Rios-Bordes
Directrice éditoriale